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lundi 24 février 2014

L’essor de l’utilisation des drones à usage civil et la réglementation



 Fin janvier 2014, un jeune entrepreneur de 18 ans a survolé et filmé la ville de Nancy grâce à un drone équipé d’une caméra GoPro, puis a posté sa vidéo sur internet. Ce film a été visionné plus 400 000 fois ! Le jeune homme ignorait apparemment que l’utilisation d’un drone muni d’une caméra, a fortiori pour survoler une zone peuplée, est réglementée.

La vidéo a notamment été remarquée par les autorités qui n’ont pas manqué de contacter son auteur : dans un premier temps, la Direction régionale de l’aviation civile (DRAC) a rappelé au jeune homme les règles en vigueur en matière d’utilisation de drones et enjoint ce dernier de se mettre en conformité ; dans un second temps, le jeune entrepreneur a été informé par la gendarmerie qu’il était convoqué devant le tribunal correctionnel pour mise en danger de la vie d’autrui. (1)

Bien que le marché des drones soit en plein essor, leur utilisation est réglementée, suivant la catégorie d’appareil, leur type d’utilisation, etc. Nul n’étant censé ignorer la loi, l’affaire de la video de Nancy nous donne l’occasion de faire un point sur la réglementation en vigueur et  sur les questions juridiques que soulève l’utilisation des drones.


1. Les questions de sécurité et de protection de la vie privée soulevées par l’essor du marché des drones civils

Les drones sont définis comme des aéronefs télépilotés ou des aéronefs sans pilote à bord, dirigés à distance, avec une télécommande ou un smartphone.

Il existe de multiples catégories de drones, depuis des appareils de quelques centaines de grammes ayant un rayon et une durée de vol limités, généralement destinés aux loisirs, jusqu’à des appareils de plusieurs dizaines (voire de centaines) de kilos, pouvant parcourir de longues distances et voler à plusieurs centaines de mètres d’altitude. Ces appareils sont généralement utilisés à des fins professionnelles. Les drones peuvent par ailleurs être équipés d’appareils photo, de caméras, mais également de capteurs de température ou de composition de l’air, ou encore être utilisés pour larguer des pesticides ou autres charges.

Ces “aéronefs télépilotés” sont utilisés depuis plusieurs années dans des domaines divers :  sécurité publique (surveillance de manifestations sur la voie publique, lutte anti-incendie, sécurité de zones touchées par des accidents industriels, comme à Fukushima par exemple), surveillance de l’état des d’infrastructures ou de bâtiments, tournages de reportages d’information (inondations), sportifs (Tour de France), ou culturels, mais également dans les loisirs (aéromodélisme).

Malgré le fort potentiel économique lié à l’essor du marché des drones civils, leur utilisation suscite de nombreuses questions juridiques, particulièrement en matière de sécurité publique et de respect de la vie privée. (2)

    - En matière de sécurité, d’une part : l’utilisation incontrôlée de drones peut interférer avec d’autres types d’aéronefs (ULM, hélicoptères et avions en phases de décollage ou d’atterrissage), l’utilisation d’un drone en zone fortement peuplée dont le pilote aurait perdu le contrôle peut tomber sur la foule ; enfin, on ne peut écarter les risques d’utilisation à des fins terroristes. Bien qu’aucun accident de ce type n’ait été reporté à ce jour, ces risques doivent néanmoins être pris en compte avec le développement de l’utilisation des drones.

    - En matière de respect de la vie privée, d’autre part : un drone peut être employé à des fins intrusives. Certains modèles peuvent être équipés de caméras aux performances assez précises pour permettre d’identifier des personnes physiques à leur insu par exemple.

L’utilisation des drones n’est pas interdite, mais commence à être réglementée.


2. L’encadrement réglementaire de l’utilisation des drones civils dans l’espace aérien

La France est le premier pays à avoir instauré une réglementation spécifique en matière de drones, avec la publication de deux arrêtés du 11 avril 2012 relatifs d’une part, à la conception, l’utilisation et aux capacités requises pour faire voler de tels engins, et d’autre part, à l’utilisation de l’espace aérien par ces aéronefs. (3)

Ces deux textes complémentaires, visant à garantir la sécurité publique, ont respectivement pour objet de déterminer les différentes catégories d’aéronefs télépilotés et la nature des activités concernées, et d’encadrer l’utilisation de l’espace aérien compte tenu des différents modes d’utilisation des drones civils (activités d’aéromodélisme, activités particulières et vols expérimentaux).

Ce dispositif réglementaire a mis fin à un vide juridique. Même s’il ne résout pas toutes les questions juridiques posées par les différents modes d’utilisation des drones, ce cadre permet aux industriels de développer leurs offres en matière d’équipement et aux opérateurs de les utiliser légalement.

Les drones civils sont classés selon plusieurs catégories, de A à G. Ce classement dépend de leur masse, de leur type de propulsion et limitation et de la nature des activités concernées. Les obligations qui en découlent dépendent du mode d’utilisation de l’aéronef : vitesse, hauteur de vol (vol en vue de jour ou vol hors vue), type de zone survolée (peuplée ou non) et de la finalité (ou “scénario”).

Seuls, les aéromodèles de catégorie A (moins de 25 kgs, comportant un seul type de propulsion et sans caméra), ne pouvant circuler qu’en vue directe de leur télépilote, sont dispensés de document de navigabilité et sont autorisés à voler sans condition particulière concernant les capacités requises de leur utilisateur.

En revanche, l’utilisation des autres catégories de drones (notamment ceux équipés de caméra) est soumise, suivant la catégorie de l’aéronef concerné et le type d’activité, à l’obtention d’une autorisation délivrée par le ministre chargé de l’aviation civile ainsi qu’à l’installation de dispositifs spécifiques (capteur barométrique permettant au télépilote de connaître l’altitude ou dispositif “fail-crash” permettant de forcer un atterrissage), un niveau de compétence minimum du télépilote et la détention de documents spécifiques (manuels d’utilisation et d’entretien, document de navigabilité, manuel d’activités particulières (MAP).

L’exploitant d’un aéronef est responsable de la mise en œuvre de toutes les mesures de sécurité nécessaires pour assurer la sécurité des tiers et du respect des exigences applicables au drone qu’il exploite et au télépilote qu’il emploie.

Hormis les considérations relatives à la sécurité se posent des questions relatives au respect de la vie privée pour l’utilisation des drones embarquant appareils photo ou caméras.


3. La protection de la vie privée en question


La commercialisation et l’utilisation des drones civils soulèvent des enjeux importants, notamment en matière de libertés individuelles et de respect de la vie privée.

Les drones peuvent être équipés d’appareils photo, de caméras ou de capteurs sonores. Ces engins peuvent ainsi collecter, stocker, transmettre ou analyser une masse d’informations, et surveiller nos comportements et nos déplacements en toute discrétion et à notre insu.

En effet, en fonction des caractéristiques techniques de ces appareils, les photos et les vidéos prises peuvent permettre de distinguer et d’identifier des personnes physiques ou des véhicules (et plaques d’immatriculation).

    3.1  La question du droit à l’image
Dès lors qu’un drone capte et fixe l’image d’une personne physique, on peut s’interroger sur  le respect du droit à l’image de cette personne.

Le Code civil (notamment l’article 9) et la jurisprudence affirment que toute personne a sur son image et sur l’utilisation qui en est faite un droit exclusif et peut s’opposer à sa diffusion sans son autorisation.

Si un drone à usage professionnel ou un drone de loisir venait à capter l’image d’une personne (photographie ou video), la publication de cette image serait autorisée sous réserve d’avoir obtenu le consentement de la personne concernée. Or, l’obtention de ce consentement n’est généralement pas réalisable en pratique.

Toutefois, l’exigence de l’autorisation de la personne concernée connaît une exception lorsque celle-ci se trouve dans un lieu public. Selon la jurisprudence applicable, la publication de photographies prises dans des lieux publics (telles que des images de groupes de personnes ou un reportage sur une manifestation publique) n’est pas subordonnée à l’accord de toutes les personnes apparaissant sur ces images. Il s’agit là d’une approche pragmatique : si l’autorisation devait être systématique, toute publication de photographies de foules ou de manifestations publiques pour illustrer un reportage serait impossible.

Les tribunaux ont cependant émis quelques réserves : (i) la photographie ne doit pas permettre d’individualiser une personne en particulier, c’est-à-dire faire de cette personne le sujet principal de l’image et la rendre reconnaissable ; (ii) l’image ne doit pas porter atteinte à la dignité humaine ; et (iii) dans le cas d’événements d’actualité, la publication de l’image ne doit pas dépasser les limites du droit à l’information (répondre au besoin d’information de la société, une image en relation directe avec l’événement d’actualité et une image non détournée de son objet).

Ainsi, la captation d’images par un drone muni d’un appareil photo ou d’une caméra, lors de manifestations publiques (concerts, manifestations sportives, rassemblements politiques, etc.) doit respecter ces grands principes. A défaut, l’utilisateur de l’appareil pourrait faire l’objet de poursuites judiciaires pour atteinte au droit à l’image de la personne photographiée ou filmée à son insu.

    3.2  La question de la protection des données personnelles
Par ailleurs, la captation de l’image d’une personne physique par un drone équipé d’un appareil photo ou d’une caméra correspond à un enregistrement de données personnelles. Or, la diffusion de ces données peut porter atteinte à la vie privée des personnes filmées.

La captation et l’enregistrement d’images relatives aux personnes physiques relèvent de la loi Informatique et Libertés. (4) Cette loi encadre la collecte et le traitement des données à caractère personnel, à savoir toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, y compris par la captation de son image, mais également de la plaque d’immatriculation de son véhicule par exemple.

Les obligations pesant sur le responsable du traitement comprennent l’accomplissement de formalités préalables auprès de la CNIL (déclaration ou autorisation du traitement), le respect d’exigences en matière de durée de conservation et de sécurité des données personnelles, et le respect des droits des personnes concernées par le traitement de leurs données (informations concernant le traitement et leurs droits d’accès, de rectification et d’opposition).

Dès lors, on doit s’interroger sur la façon de transposer ces obligations à l’utilisation d’un drone civil.

Il paraît difficile de “flouter” systématiquement les visages des personnes filmées par un drone avant diffusion du film.

La loi Informatique et Libertés prévoit des règles spécifiques pour certains types de traitements tels que la géolocalisation ou la vidéosurveillance.

La vidéosurveillance est soumise à des règles distinctes selon le lieu d’installation du dispositif : dans un lieu ouvert au public et sur la voie publique, dans un lieu non ouvert au public ou à domicile.

Pour les dispositifs de vidéosurveillance mis en œuvre sur la voie publique, seules les autorités publiques sont habilitées à filmer la zone, et uniquement pour prévenir des atteintes à la sécurité des personnes et des biens ou des actes de terrorisme. Les personnes autorisées à consulter les images issues de ce dispositif doivent être habilitées par autorisation préfectorale.

Si l’on considère que les drones équipés de caméras peuvent s’apparenter à des systèmes de surveillance, on peut dès lors s’interroger sur l’application du régime de la vidéosurveillance à ce type d’utilisation. Toutefois, la transposition de ces règles à l’utilisation des drones peut s’avérer complexe : qui peut utiliser un drone filmant la voie publique et qui est habilité à visionner les images captées par le drone ? Dés lors qu’un drone filme la voie publique, comment en pratique les personnes filmées peuvent être informées qu’un tel système a été mis en place, et s’opposer à la captation de leur image ?

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a engagé une réflexion prospective depuis 2012 au sujet de l’utilisation des drones et du respect de la vie privée. (5) L’un des axes de réflexion est de s’assurer que ces nouveaux usages n’entraînent pas de dérives en matière de surveillance. Parallèlement à ces travaux prospectifs, la CNIL est engagée dans des échanges internationaux sur ce sujet qui est à l’ordre du jour du G29 (organisme regroupant l’ensemble des CNIL européennes). Des recommandations en la matière sont donc attendues.


   Il n’existe à ce jour aucun texte européen relatif à la conception et à l’utilisation des drones. L’Europe compterait pourtant actuellement 400 sites de production de drones civils et de plus en plus d’utilisateurs.

Consciente du potentiel économique de ce marché, la Commission s’est récemment saisie de la question en créant un groupe de travail qui a eu pour mission d’éditer une feuille de route sur l’intégration sécurisée dès 2016 des drones civils dans le système d’aviation européen. (6) Ce rapport reprend les questions liées à l’utilisation de ces appareils : la sécurité, d’une part, et le respect de la vie privée, d’autre part.

Toutefois, il semble qu’aucun texte sur le sujet ne soit en cours discussion devant les instances européennes. Le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles devant être adopté dans les mois à venir, vise à réformer les règles en matière de collecte et traitement des données, mais ne contient pas de dispositions spécifiques aux aéronefs télépilotés.

La France a pris les devants avec les deux arrêtés d’avril 2012. Même s’ils ne règlent pas toutes les questions posées, ces textes ont le mérite de poser un cadre de référence. Le défi sera de conserver l’équilibre entre un cadre réglementaire peu contraignant et stable et la protection des libertés fondamentales (sécurité civile et respect de la vie privée).

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(1) “Poursuivi en justice pour avoir filmé Nancy avec un drone”, article publié le 13 février 2014 dans le Figaro (http://etudiant.lefigaro.fr)

(2) Voir à ce sujet le rapport de Roland Courteau “Sur les perspectives d'évolution de l'aviation civile à l'horizon 2040 : préserver l'avance de la France et de l’Europe”, rapport n°658 (2012-2013), déposé au Sénat le 12 juin 2013 (http://www.senat.fr/rap/r12-658/r12-65811.html#toc134)

(3) Arrêté du 11 avril 2012 relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord ; Arrêté du 11 avril 2012 relatif à la conception des aéronefs civils qui circulent sans aucune personne à bord, aux conditions de leur emploi et sur les capacités requises des personnes qui les utilisent ; Articles R.133-1-2 et D.131-1 à D.133-10 du Code de l’aviation civile.

(4) Loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, modifiée.

(5) Actualités CNIL “Usages des drones et protection des données personnelles” et “Drones : quelle vision prospective, quels enjeu pour les libertés ?” des 30 oct. 2012 et 6 déc. 2013.

(6) Communiqué de la Commission européenne du 19 juin 2013 intitulé “Les drones stimulent l’Innovation et créent des emplois”.



Bénédicte DELEPORTE
Betty SFEZ
Avocats

Deleporte Wentz Avocat
www.dwavocat.com

Février 2014

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